André NEHER, Le puits de l’exil : La théologie dialectique du Maharal de Prague (1512-1609),Paris, Albin Michel, 1966. Collection « Présences du Judaïsme »
Jacques Colette a rédigé ce compte-rendu, initialement publiée dans la Revue Philosophique de Louvain, Année 1967, 88 p. 554-555. Cet article est mis gracieusement à la disposition des lecteurs par le site Persée.
Après G. Scholem et M. Buber, le professeur Néher nous offre une étude captivante sur Rabbi Loeb, haute figure de la Prague juive du XVIème siècle, dit le Maharal, dont l’oeuvre est halakhique, aggadique, philosophique et mystique, universelle donc, sans rien renier de son inspiration biblique et talmudique, allant jusqu’à prêter au Midrache un langage philosophique dans une apologétique collant aux textes de l’Aggada. C’est à faire ressortir les grandes articulations du système philosophique du Maharal que s’attache l’auteur, car il voit dans le Rabbi bien oublié tout autre chose qu’un prédicateur catéchète ou qu’un exégète primaire. (Le caractère légendaire de l’attribution de la paternité du Golem au Maharal étant établi, il ne sera pas question ici de Cybernétique).

Typiquement juive apparaît une pensée du milieu qui culmine, au plan théologique, dans la conception de la révélation comme communication, comme alliance enjambant le vide initial, comme l’accord succédant à la séparation. « Au commencement fut la lettre seconde », la lettre bète (ב) de l’Alliance (Berite), signe de la dualité et de la déchirure. Sur ce départ s’annoncent le tri-thématisme et la dialectique.
Ainsi se dessine une conception de l’homme dont la liberté et l’autonomie sont vues comme réelle causativité, c’est-à-dire non pas l’Adam en relation trop étroite avec Dieu, mais Abraham, l’homme exemplaire qui naquit loin de Dieu, aux antipodes de l’Eden.
À signaler également une conception de la Torah, digne d’étude et d’amour (c’est-à-dire d’observance : mitsvah) comme loi du monde dans son essence divine spirituelle et métaphysique. Un messianisme humaniste vu comme une irradiation universelle de forme dialogale selon une sociologie de l’alliance provoquée par l’Exil de 1492, dialogue entre Israël et le monde, qui implique une philosophie de l’histoire.
L’intérêt philosophique de l’ouvrage (…) réside dans la deuxième partie où sont étudiées les positions du Maharal en matière de philosophie de la connaissance (relativisme catégorique, relativité logique, relativisme des perspectives). Critiquant Maïmonide, le Maharal (…) prône une doctrine proprement mystique, parallèlement à une conception nettement anthropocentrique de l’effort et du langage. Ainsi ce penseur juif (…), a-t-il eu la claire conscience du milieu, au sein du débat interne à toute théologie. Situé dans l’histoire de la philosophie juive entre Philon et Maïmonide d’une part, Spinoza de l’autre, le Maharal manifeste qu’il y a deux religions et deux théologies au sein du judaïsme, celle de l‘homme debout et celle de l’homme renversé. Tant il est vrai que les amis de Job ont à la fois tort et raison.
Plus que d’autres essais de « métaphysique biblique », des études comme celle d’André Néher rendent sensible le paradoxe de la religion de la Thora vécue par le Maharal de Prague comme expérience du milieu et des contraires, de la hachlama/plénitude (…) obtenue dialectiquement en unissant les contraires. Paradoxale synthèse de la médiation et du paradoxe : l’homme et Dieu séparés et, cependant, en relation comme le peuple élu, lui-même dispersé et cependant uni (la dispersion de l’Exil rend plus manifeste la convergence d’Israël).
La séparation est la condition de l’Alliance/berite) mais aussi de la bénédiction (berakha). « La dualité n’est plus un accident déchirant de l’Etre, elle en est le revers bénissant » (p. 213). (…)
Ce renouveau de la pensée juive en France, auquel nous assistons, initié par A. Néher, E. Lévinas et L. Askenazi est susceptible de rappeler au grec l’impératif du silence : « Écoute Israël ». Or seul écoute celui qui renonce à sa propre parole.
Véritable commentaire des écrits du Haut Rabbi Loeb, ce livre est une méditation sur l’énigmatique relation de l’homme en attente de Dieu à Dieu en attente de l’homme.