Des plis du temps aux fils de la mémoire 

par Carla Spodek  

Jean-Claude GRUMBERG, L’atelier, Avec dossier dramaturgique et appareil  pédagogique par H. Mainié, Arles, Actes Sud,1993.  

Ils existent des lieux, qui semblent effacer le temps. D’autres, en révèlent toute la  densité. Le temps ne se contente parfois pas de passer : il se suspend, se plisse ou se dédouble. Dans ces lieux, les gestes les plus banales, comme une main ajustant une  manche, une voix murmurant un nom, un rire déraillant deviennent le refuge d’une  mémoire qui ne sait plus où s’installer. L’atelier dans lequel la pièce de Jean-Claude  Grumberg nous immerge est de ceux-là. 
Un petit atelier de couture, saisi dans la poussière de l’après-guerre, où des survivants tentent d’aller de l’avant en recousant des étoffes.  

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La puissance de cette immersion est, avant tout, possible grâce à la force d’un autre  atelier, pas celui d’une couturière mais celui du théâtre : cet espace où les mots, les silences, les objets peuvent soudain prendre le poids d’un monde disparu. Au fil des scènes de L’Atelier, nous découvrons que la mémoire ne se transmet pas comme un récit linéaire. Elle avance par tâtonnements, les fils s’entremêlent parfois lentement, fil après fil. C’est, peut-être dans ce tremblement-là, que la Shoah peut se dire. 

L’Atelier fait partie d’une trilogie de pièces de théâtre écrites par Jean-Claude Grumberg qui explore la vie juive française avant, pendant et après l’Occupation, en s’intéressant moins aux événements historiques eux-mêmes qu’à leurs conséquences sur les individus et la mémoire collective. Il met en lumière, au fil de ses  pièces, les tensions sociales, les traumatismes et les contradictions propres à chacune de ces époques. Dreyfus explore les racines de l’antisémitisme en France et les discriminations qui préexistaient à la guerre.

L’Atelier décrit le quotidien de  personnages qui tentent de se reconstruire après la guerre, confrontés à la douleur du  passé et aux paradoxes de la vie qui continue malgré tout. Zone libre s’attache aux destins marqués par la fuite, la recherche d’un refuge et la difficulté de retrouver une vie « normale » après des années d’angoisse et de séparation. Ensemble, ces trois  pièces constituent une puissante trilogie qui interroge la mémoire, la survie et la  nécessité d’affronter un passé traumatique tout en regardant vers l’avenir.

  

Atelier de confection pour hommes Skolni situé rue Marcadet à Paris, 18e arrt. Debout à gauche Raphaël Eskenazi, 1920 /Mémorial de la Shoah /C.D.J.C.:M.J.P.

Un théâtre de coupes

Dans L’Atelier, le passé ne revient pas frontalement. Il arrive par éclats, comme si l’auteur avait posé des rideaux, pour nous permettre de ne pas détourner le regard face à une lumière trop forte. La pièce ne respecte d’ailleurs pas la célèbre règle des trois unités, puisque bien que l’action soit située uniquement au sein de l’atelier de couture, elle se déroule en dix tableaux qui ne sont pas directement reliés les uns aux autres. Le drame avance ainsi en dix coupes temporelles, de 1945 à 1952. Entre chaque scène, sept années s’écoulent. On suit ainsi la vie de ses couturières et les  évolutions de la société auxquelles elles assistent. Pourtant, au sein de l’atelier, rien ne  change. Les personnages rient encore trop fort, travaillent vite, se chamaillent pour rien.  

« Et quoi ? On a tous des malheurs, moi, j’ai bien perdu mes godasses, j’en fais pas  une… »  

Le quotidien prend le dessus pour rester debout, malgré tout. Ce quotidien est trompeur. Une phrase trop lourde prononcée à voix basse. Une colère qui monte pour des broutilles. Une absence trop vaste pour coudre normalement. Les personnages tentent de vivre, mais le passé revient, puis s’enfuit, pour revenir encore. On ne peut pas l’enfermer, pas plus qu’on ne peut refermer les volets de Léon sur ce qui a été vécu : fermer les volets, chez lui, c’est croire qu’en mettant la pénombre on pourra tenir le passé dehors ; mais comme la lumière qui filtre malgré tout, la mémoire trouve toujours une fente où passer. Le théâtre devient alors l’endroit de l’irruption.  Chacun garde pour lui les détails de son histoire. Il y a celui qui s’est caché, celui qui a été arrêté, celle qui attend encore le retour de son mari déporté. Tous ont vécu des horreurs, mais par pudeur, colère ou peur, ils se contentent de partager l’essentiel. La scène accueille ce que les personnages tentent de tenir à distance. Ici, l’Histoire n’est jamais montrée : elle est ressentie. Elle circule comme une « douleur fantôme », qui persiste à l’ emplacement d’un membre même lorsqu’on l’a amputé.  

Raconter « l’après » 

« Ils se débrouillent bien, l’aîné s’occupe du petit (…), quand ils sont revenus le  grand a dû expliquer au petit qui j’étais, le petit se cachait derrière le grand ; il voulait pas me voir, il m’appelait Madame… » 

L’Atelier choisit de raconter « l’après », offrant alors un angle possible pour appréhender ce qui excède toute représentation. Jean-Claude Grumberg adopte, comme dans ses deux premières pièces, une approche centrée sur la vie quotidienne, dans une esthétique proche du naturalisme. L’ambiance générale est très féminine, avec un décor unique : l’atelier des couturières. Une demi-douzaine de femmes y partagent leurs histoires et leurs confrontations tout en travaillant. Les dialogues sont vifs et imagés, reflétant la langue du petit peuple parisien, et donnent vie à des portraits hauts en couleur. 

Représentatioin par le TPC- Théatre populaire de Chatellerault

 Il n’existe pas vraiment d’intrigue classique : ce sont les confidences qui révèlent peu à peu l’histoire de chacun. Simone ne raconte pas la mort de son mari, elle répond simplement aux questions que ses collègues lui posent. Le personnage de Simone est, d’ailleurs, particulièrement inspiré de l’histoire de la mère de l’auteur. Celle-ci était, en  effet, couturière dans un atelier du Sentier parisien, au sein duquel l’auteur lui-même a  travaillé. 

Entre deux coutures, elle parle des « wagons », de ceux qu’on a « jetés vifs dans les  flammes ». Ces fragments permettent au spectateur de comprendre sans que rien ne soit détaillé.  

« Trente-huit ans, c’est pas vieux… qu’ils aient fait ce que vous dites aux vieux…  aux femmes, aux enfants, d’accord, on sait tout cela, mais… »  

L’atelier/A la folie Théâtre

À l’inverse, d’autres retiennent tout. Léon, caché pendant la guerre, a survécu grâce au silence.  

 Comment raconter, quand le silence fut salvateur ? Que dire, quand le langage lui-même s’est brisé ? Le théâtre laisse une place à ces contradictions. Il accepte que la mémoire soit fracturée. Certains peuvent trop parler, d’autres se taire, ne dire qu’un mot, n’esquisser qu’un geste. Cette hétérogénéité dessine une mémoire authentiquement imparfaite, grâce à l’écriture de Grumberg, pleine de pudeur et de délicatesse, qui pour autant n’exclut pas l’humour.  

Rire pour ne pas renoncer 

Dans L’Atelier, on rit aussi. Et ce rire ne nous met jamais mal à l’aise : il est nécessaire, vital, pour tenir debout quand les mots manquent. Jean-Claude Grumberg lui-même le dit : il veut faire « rire et pleurer au même instant ». Dans les scènes, le rire surgit de situations dérisoires : un personnage qui se cache sous une table, une  ouvrière qui réclame « un peu d’espace vital », un presseur qui disparaît puis réapparaît. La comédie n’efface rien, ce rire n’est pas un déni d’histoire, mais une manière d’y survivre. Peut-être même une manière de la transmettre, de parvenir à dire l’indicible sans sombrer. L’auteur parvient à cela, tout en mettant en lumière, avec une clarté presque douloureuse, des enjeux tels que la duplicité d’une partie de la société française qui, suite à la guerre, refuse de reconnaître sa propre complicité avec le régime de Vichy. 

Il aborde aussi plus largement, la confusion et les angoisses d’une communauté en quête d’un refuge. L’auteur parvient à soutenir une réflexion rigoureuse sans jamais adopter un ton moralisateur. La pièce conserve ainsi une intensité et une modernité qui la rendent non seulement émouvante, mais aussi pleinement jouable et  pertinente pour le public d’aujourd’hui.  

Un tissu qui garde les plis de ceux qui l’ont porté.  

« Bon… A votre avis, mesdames, on travaille pour qui : pour les morts ou pour les vivants ? Si on travaille pour les morts, je dis que ce vêtement est un très bon vêtement pour mort… Seulement entre nous, un mort peut très bien se passer de vêtements, non ? »  

L’atelier de couture devient le lieu de toutes les métaphores. Un espace où l’on rafistole quelque chose en soi, où l’on tente de recoudre de fragiles liens, entre les survivants et ceux qu’ils ont perdus. Un enfant clôt la pièce, il s’agit d’un double de l’auteur.

Jean-Claude, Suzanne, sa mère, et Maxime, son grand frère, à Paris au début des années 1950/ Archives personnelles J.-C. Grumberg

Cette conclusion nous rappelle alors, que la mémoire, malgré les déchirures, trouve toujours une voix. Cet enfant regarde les adultes, leurs silences, leurs maladresses. Il observe et pourra transmettre, tout comme le spectateur le pourra à son tour. Le théâtre n’impose pas un savoir, il offre une présence. 

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Dans L’Atelier de Jean Claude Grumberg, le temps se mêle aux gestes. Ces mêmes gestes parviennent à nous rappeler qu’il est temps de vivre, qu’il faut accepter que la mémoire puisse être une couture imprécise. Qu’elle avance par points et parfois par cassures. L’Atelier suggère que la Shoah est un tissu que l’on repasse encore, pour tenter de le déplier à la lumière d’aujourd’hui. Un tissu gardant les plis de ceux qui l’ont porté. Grumberg nous offre un lieu où le temps ne compte plus comme ailleurs, parce qu’il n’est plus un passé lointain, mais une présence. Une couture qui recommence.