Shimon Peres


Discours de réception du

Prix Nobel de la Paix (1994)

Traduction inédite de Nadine Picard

« Vos Majestés

Membres du Comité Nobel

Monsieur le Premier Ministre Brundtland

Monsieur le Premier Ministre Yitzhak Rabin

Monsieur le Président Arafat

Membres du Gouvernement Norvégien

Distingués invités

Je remercie le Comité du prix Nobel qui a décidé de me nommer parmi les lauréats du Prix Nobel de cette année.

Je suis heureux de partager ce prix avec Yitzhak Rabin. Ensemble, nous avons travaillé de longues années pour défendre notre pays, et c’est ensemble que nous travaillons à présent pour la cause de la paix dans notre région.

Je crois qu’il est juste que le prix soit attribué à Yasser Arafat. Il a renoncé à la voie de la confrontation pour adopter celle du dialogue, il a ouvert le chemin de la paix entre nous-mêmes et le peuple palestinien.

Nous laissons derrière nous le temps de la belligérance et nous avançons ensemble vers la paix. Tout a commencé ici à Oslo sous les sages auspices et la bienveillance du peuple norvégien.

J’étais encore très jeune lorsque j’ai appris que, si un voyage se prépare étape par étape et avec le plus grand soin, il n’est pas interdit de rêver, encore et encore, à sa destination. Un homme peut certes éprouver le poids des années et, pourtant, se sentir aussi jeune que ses rêves. Les lois de la biologie ne s’appliquent pas au désir de l’optimiste.

Je suis né dans une petite bourgade juive de Russie blanche. De ce qui était juif, il ne reste rien. Depuis ma plus tendre enfance, le lieu de ma naissance n’avait constitué pour moi qu’une simple étape. Le rêve de ma famille, et le mien, était de vivre en Israël, et le voyage que nous finîmes par faire vers le port de Jaffa fut comme la réalisation d’un rêve. Sans ce rêve, sans ce voyage, j’aurais sans doute péri dans les flammes, comme tant de ceux de mon peuple et, parmi eux, la plus grande partie de ma famille.

Shimon Peres à l’âge de 13 ans/En Pologne avant l’Alyah

J’ai fréquenté l’école d’un village agricole de jeunes au cœur d’Israël. Le village et les champs étaient entourés de barbelés qui marquaient la limite entre la verdure à l’intérieur et la grisaille ennemie tout autour. Le matin, nous nous rendions dans les champs avec nos faux sur le dos pour faire les récoltes. Le soir, nous sortions avec nos fusils à l’épaule pour défendre notre village. Le Chabate, nous rendions visite à nos voisins arabes. Le Chabate, avec eux, nous parlions de paix, tandis que le reste de la semaine nous échangions des coups de feu dans la nuit.

Avec mes camarades, je quittai le village de jeunes de Ben Chemène pour le kibboutz Aloumote, en Basse Galilée. Nous n’avions ni maison, ni électricité, ni eau courante. Mais nous avions, pour nous, un paysage splendide et un rêve grandiose : construire une société nouvelle et égalitaire qui ennoblirait chacun de ses membres.

Shimon Peres et son épouse , le jour de leur mariage au Kibboutz de-Aloumote

Tout ne se réalisa pas, mais tout ne fut pas perdu. Ce qui se réalisa créa un nouveau paysage. Ce qui ne se réalisa pas garde sa place dans nos cœurs.

Pendant vingt ans, au Ministère de la défense, j’eus le privilège de travailler en étroite collaboration avec celui qui fut et reste, à mon avis, le plus grand Juif de notre temps. Il m’apprit que la vision du futur doit façonner le programme du présent, que l’on peut surmonter les obstacles à force de foi, qu’on peut être déçu, mais qu’on ne doit jamais être désespéré. Et surtout, j’appris de lui que le point de vue le plus sage est celui de la morale. David Ben Gourion nous a quittés, mais sa vision prospère encore : être un peuple singulier, vivre en paix avec nos voisins.

Les guerres que nous avons faites nous furent imposées. Grâce aux Forces de Défense d’Israël, nous les avons toutes gagnées, mais nous n’avons pas gagné la plus grande des victoires, celle à laquelle nous aspirions tous : être libérés de la nécessité de remporter des victoires.

Nous avons prouvé que les agresseurs ne finissent pas forcément vainqueurs, mais nous avons appris que les vainqueurs ne gagnent pas forcément la paix

Chacun sait que la guerre comme moyen de régler les affaires des hommes est à l’agonie, et qu’il est grand temps de procéder à ses obsèques.

La Bible nous enseigne que le glaive consomme la chair, mais ne peut apporter la subsistance. Ceux qui triomphent ne sont pas les fusils mais les hommes, et la conclusion de toutes les guerres est qu’il nous faut de meilleurs hommes, et non de meilleurs fusils – pour gagner les guerres, mais avant tout pour les éviter.

Shimon Peres/Directeur -Général du Ministère de la Défense

Il fut un temps où l’on faisait la guerre parce qu’on n’avait pas le choix. Aujourd’hui, on n’a le choix que de la paix, pour des raisons puissantes et irréfutables. Les sources de la richesse matérielle et du pouvoir politique ont changé. Elles ne se mesurent plus à l’aune des territoires gagnés par la guerre. Aujourd’hui, elles sont le résultat du potentiel intellectuel produit essentiellement par l’éducation.

Israël, une terre presqu’entièrement désertique, a réussi à produire des récoltes étonnantes en appliquant la science à son agriculture, sans pour autant déployer son territoire ou ses ressources en eau.

Shimon Peres Président de l’État d’Israël/Cueillette de tomates-cerise

La science doit s’apprendre, elle ne peut se conquérir. Une armée qui pourrait occuper le territoire de la connaissance reste à inventer. C’est la raison pour laquelle les armées d’occupation appartiennent au passé. Et il est vrai que, même pour des raisons de défense, un pays ne peut se contenter de compter sur sa seule armée. Les frontières territoriales ne peuvent faire obstacle aux missiles balistiques, et aucune arme ne peut protéger d’un engin nucléaire. Aujourd’hui, par conséquent, le combat pour la survie doit s’appuyer sur la sagesse politique et la vision morale tout autant que sur la puissance militaire.

La science, la technologie et l’information sont – pour le meilleur et pour le pire – universelles, et universellement disponibles. Leur disponibilité ne dépend pas de la couleur de peau ou du lieu de naissance. Les fossés d’autrefois, entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, se sont comblés et font place à un nouveau clivage entre ceux qui avancent à grands pas en saisissant les nouvelles occasions et ceux qui sont à la traîne.

Il fut un temps où les nations divisaient le monde entre leurs amis et leurs ennemis. C’est fini. Les ennemis d’aujourd’hui sont universels, ce sont la pauvreté, la faim, la radicalisation religieuse, la désertification, la drogue, la prolifération des armes nucléaires, la dévastation de l’environnement. Elles sont des menaces pour tous les pays, alors que la science et l’information sont pour ceux-ci de potentiels amis.

Traditionnellement, les objectifs de la diplomatie et de la stratégie étaient d’identifier et de combattre les ennemis. Maintenant, il faut identifier les ennemis à l’échelle locale comme à l’échelle mondiale, et s’attaquer à eux avant qu’ils ne se transforment en catastrophes.

Nous quittons un monde peuplé d’ennemis pour entrer dans un monde peuplé de dangers. Et si, dans l’avenir, des guerres se déclarent, ce seront probablement des guerres de protestation des faibles contre les forts, et non des guerres d’occupation des forts contre les faibles.

Le Moyen-Orient devra toujours être fier d’avoir été le berceau de la civilisation. Mais, même si nous vivons dans un berceau, nous ne pouvons demeurer d’éternels nourrissons.

Aujourd’hui, tout comme dans ma jeunesse, je porte des rêves. J’en citerai deux : l’avenir du peuple juif et l’avenir du Moyen-Orient.

Au cours de l’histoire, le judaïsme a remporté bien plus de succès que les Juifs eux-mêmes. Le peuple juif est resté petit en nombre, mais l’esprit de Jérusalem n’a cessé de se renforcer. Des millions de foyers possèdent le livre de la Bible. La grandeur morale du Livre des Livres n’a jamais plié devant les vicissitudes de l’histoire.

En outre, les occasions où l’histoire s’est inclinée devant les idées immortelles de la Bible n’ont fait que se répéter. Le message qu’un Dieu unique et invisible a créé l’homme à Son image, et qu’il n’est donc pas de catégories d’hommes plus ou moins élevées, s’est associé à la compréhension que la morale est la plus haute forme de sagesse, et peut-être aussi de beauté et de courage.

Les coups et les flèches, et les chambres à gaz, peuvent anéantir l’homme, mais ils ne peuvent détruire les valeurs humaines, la dignité et la liberté.

L’histoire des Juifs est une leçon de courage pour l’humanité. Depuis presque quatre mille ans, cette petite nation porte un immense message. Au départ, cette nation vivait sur sa propre terre. Plus tard, elle erra en exil. Cette petite nation résista aux assauts et fut constamment persécutée, bannie et piétinée. Il n’existe aucun exemple dans toute l’histoire, ni parmi les grands empires, ni parmi leurs colonies et leurs dépendances, d’une nation qui, après une si longue histoire de tragédies et de malheur, se soit relevée, se soit ébrouée pour retrouver sa liberté, ait rassemblé ses survivants dispersés et se soit remise en marche vers son aventure nationale. Elle a défait les sceptiques en son sein et les ennemis extérieurs. Elle a fait revivre sa terre et sa langue. Elle a reconstruit son identité et s’est élevée vers de nouveaux sommets de distinction et d’excellence.

Le message du peuple juif à l’humanité est que la foi et la vision morale peuvent triompher de tous les obstacles.

Les conflits qui s’annoncent alors que le siècle s’achève concerneront le contenu des civilisations et non les territoires. La culture juive existe depuis des siècles et, aujourd’hui, elle a pris racine à nouveau dans sa propre terre. Pour la première fois dans l’histoire, quelque cinq millions de personnes ont l’hébreu comme langue maternelle. C’est à la fois beaucoup et peu : beaucoup, car il n’y a jamais eu autant de locuteurs d’hébreu, mais peu, car une culture qui s’appuie sur cinq millions de personnes peut difficilement résister à l’effet dévastateur et corrosif de la culture télévisuelle mondiale.

Depuis les cinquante ans qu’Israël existe, nos efforts se sont concentrés sur la réhabilitation de notre centre territorial. À l’avenir, nous devrons consacrer essentiellement notre effort à renforcer notre centre spirituel. Le judaïsme – ou la judéité – est un alliage de croyance, d’histoire, de terre et de langue. Être juif signifie appartenir à un peuple à la fois unique et universel. Mon plus grand espoir est que nos enfants, à l’instar de nos ancêtres, ne se contenteront pas de ce qui est transitoire et contrefait, mais continueront à tracer le sillon historique du judaïsme dans le champ de l’esprit humain. J’espère qu’Israël deviendra le centre de notre héritage – et pas seulement un foyer pour notre peuple, – que le peuple juif sera inspiré par d’autres et sera aussi pour eux une source d’inspiration.

Au Moyen-Orient, la plupart des adultes sont pauvres et malheureux. Il nous faut mettre en place une nouvelle échelle de priorités, où les armes auront la portion congrue et l’économie de marché régionale la part belle. La majorité des habitants de la région, plus de 60%, a moins de 18 ans. Il est possible de lui donner un nouvel avenir. Israël a mis son éducation sur ordinateurs avec d’excellents résultats. Cette éducation par l’informatique peut être étendue à tout le Moyen-Orient, permettant ainsi aux jeunes de progresser, non de niveau en niveau, mais de génération en génération.

Shimon Peres et Yitshak Rabin

Le rôle d’Israël au Moyen-Orient doit être de contribuer à une renaissance régionale grande et durable. Un Moyen-Orient sans guerres, sans ennemis, sans missiles balistiques, sans têtes nucléaires.

Un Moyen-Orient dans lequel les hommes, les marchandises et les services auront toute liberté de circulation, sans contrôles douaniers ni autorisations policières.

Un Moyen-Orient dans lequel chaque croyant sera libre de prier dans sa langue – arabe, hébreu, latin ou toute autre langue qu’il aura choisie – et dans lequel les prières atteindront leur destinataire sans censure, sans interférences, et sans que personne ne soit offensé.

Un Moyen-Orient où chaque nation s’emploiera à construire l’égalité en matière d’économie et encouragera la diversité culturelle.   

Un Moyen-Orient où chaque jeune femme, chaque jeune homme aura accès à l’enseignement supérieur.

Un Moyen-Orient où les niveaux de vie ne seront en aucun cas inférieurs à ceux des pays les plus développés.

Un Moyen-Orient où l’eau coulera pour étancher la soif, alimenter les récoltes et faire fleurir les déserts, où nulle frontière hostile n’apportera la mort, la faim et le désespoir.

Un Moyen-Orient d’émulation, non de domination. Un Moyen-Orient où chacun sera l’hôte de l’autre, non son otage.

Un Moyen-Orient qui ne sera pas un champ de bataille, mais un champ de créativité et de croissance.

Un Moyen-Orient qui honorera son histoire si ardemment qu’il y ajoutera de nouveaux et sublimes chapitres.

Un Moyen-Orient dans lequel le monde entier pourra voir un exemple culturel et spirituel.

Shimon Peres/1996

Je remercie pour le Prix, et dans le même temps je reste engagé dans ce processus. Nous voici arrivés au moment où le dialogue est le seul choix qui s’offre au monde« .